Le collectif soignant d'une clinique psychiatrique humaniste souhaite devenir une Société Coopérative (SCIC)

Analyse des pratiques

Le 7 juillet 2023, un petit groupe d’Ami.e.s se réunissait autour de Pascal Crété, psychiatre, psychanalyste, médecin-directeur du foyer Léone Richet à Caen, pour porter un regard critique sur le chemin parcouru depuis le mois de mars 2021, de l’annonce de la mise en vente de la clinique à l’Assemblée Générale de janvier 2023 où les adhérents se sont opposés à la dissolution de l’association.

Un temps de réflexion, à froid, pour réfléchir à ce qu’on a réussi ou pas, pourquoi, comment on aurait pu faire différemment, etc.

Voici le compte-rendu de cette journée très riche.

La journée s’articule en 2 temps :

  • retour sur ce qu’il s’est passé
  • et après : qu’est-ce qu’il pourrait se passer ?

Retour sur ce qu’il s’est passé

Question du temps, de l’urgence

La question du temps, de l’urgence permanente, a été prééminente et
déterminante tout au long du projet.
Est-ce que le projet de SCIC était déjà dans les esprits avant l’annonce de la vente ? (un petit groupe s’était déjà réuni pour anticiper le départ en retraite de Jean-Louis Place, sans pour autant aller jusqu’à l’idée d’une SCIC, même si la notion de coopérative avait été évoquée)

On a pu observer un décalage entre un groupe conscient de l’urgence et un groupe n’ayant pas conscience des enjeux au départ. On note aussi un clivage avec des collègues “dormants” (au niveau de la SCIC) mais présents (au niveau du travail institutionnel sur la clinique : ateliers, etc.)
Le sentiment d’urgence nous a maintenus dans la question du comment (organisationnel) et pas assez dans le pourquoi (élaboration)

Et sur la durée ? est-ce que les gens seraient restés mobilisés, est-ce que ça aurait
suivi, si on avait réussi à mener le projet à terme ?

Institution vs Etablissement

Il semble que l’urgence portait plus sur l’établissement, au détriment du collectif. Pourtant les outils institutionnels sont “fossilisés”, “sédimentés”, pas assez réinterrogés.
Et on en revient à la question posée le 22/06 : est-ce qu’on saurait définir les valeurs qu’on défend au titre de la psychothérapie institutionnelle ?
La culture institutionnelle a tendance à se déliter, du fait notamment d’un mode de transmission trop informel.
Se pose la question du simulacre : ce qui existe à la Chesnaie, les comités, les
commissions, les valeurs, c’est du vent ?!
Il faut continuer de s’interroger : “qu’est-ce que je fous là ?” Tant qu’il y a du mouvement, on peut mobiliser son désir d’être là.

Problématique de la prise de parole (lettre de Corentin)

Prendre la parole implique de la conflictualité, des émotions (peur, par exemple en réunion soignant, colère), de l’affect, de l’ego, un sentiment de sa propre légitimité, la possibilité de ne pas se sentir soutenu, de ne pas être entendu, considéré.
Il y a une forme de vigilance dans la prise de parole, comme si ce qui est dit allait être pris individuellement et non collectivement, du fait d’enjeux interpersonnels, d’un jeu d’alliances/mésalliances qui se forment.
Cela peut aller jusqu’à une forme de musellement de la parole, qui peut être aussi lié à la position du directeur : est-ce qu’il incarne la loi (au sens de la loi républicaine) ou ses règles propres ?
Il faut un sentiment de sécurité psychique. Cela dépend aussi des sujets abordés.
Il en va aussi de la responsabilité de chacun à prendre sa place dans le collectif.
Il existe des tabous dans les réunions institutionnelles (notamment la réunion soignants) : les départs de collègues, la vente, la mort, la sexualité, les drogues, etc.
Cela participe un peu de la bien-pensance en vogue un peu partout. Mais cela s’joute au tabou de la confrontation, de la conflictualité qui règne à la Chesnaie.
Les schémas de la clinique se sont trouvés transposés dans la SCIC.
Nous ne savons pas bien faire place à la conflictualité, se dire qu’on n’est pas d’accord les uns avec les autres.

Un chemin plein d’embûches

On s’est heurté à des difficultés liées à la complexité du processus de vente, du montage d’une SCIC, la fréquence des réunions, notre manque de compétence (dans le domaine entrepreneurial) : quel chemin prendre, et avec qui ?
On en a peut-être oublié les valeurs institutionnelles essentielles… (cf plus haut, la transmission de la culture institutionnelle)
On a pu subir plusieurs niveaux de confusion :

  • médecin / directeur
  • salarié / soignant
  • salarié / coopérateur (entrepreneur)

Faire institution, c’est pas facile.

Problèmes d’organisation

L’organisation en comités n’a pas vraiment fonctionné : pas de responsabilités clairement définies, éparpillement.
On s’est retrouvé en quelque sorte paralysés par une recherche permanente d’unanimité.
On a manqué d’une véritable direction commune. Il y avait plutôt une juxtaposition de directions et de points de vue.
Il faut aussi pointer le caractère mortifère de la démarche “organisationnelle” (quand le comment prime sur le pourquoi)

Différence entre faire groupe et faire collectif

On a échoué à faire collectif. On a fait groupe, dans la recherche d’une dynamique homogène. Le collectif, ça ne se fabrique pas : ça émerge, c’est fragile.
On en revient au problème du village gaulois, de la communauté.
Dans la relation au groupe, il y a la question de l’affect (cf plus haut la question de la prise de parole)

Rapport à l’extérieur

La SCIC a cependant permis de l’ouverture (délégation à St Alban, démarchage des institutions partenaires de la SCIC), et l’extérieur (sympathisants, donateurs, sociétaires, etc.) a apporté des respirations. Et c’est grâce à ça qu’on expérimente
maintenant du collectif (même si la logique de groupe est toujours dominante).

Question du rapport de force

On s’est souvent positionné en contre, et pas beaucoup en pour.
Et on a perdu du temps à se demander quoi faire : mener des actions ? lesquelles ?
Les journées d’action militante (grève) ont renforcé le clivage et ont rencontré l’hostilité des collègues.

Question de la place des pensionnaires

Ils portent les valeurs de la psychothérapie institutionnelle. Ils ont exprimé beaucoup d’inquiétudes, qui se sont plus ou moins concrétisées par le projet de créer une association de pensionnaires (articulée autour de la notion de vigilance…).
Mais le collectif a travaillé en groupe fermé. Les pensionnaires ont été mis à part pour les protéger. Mais ils ne sont pas dupes.
La vente met en scène une réactualisation de la PI au XXIè siècle, et c’est l’occasion de repenser la place des pensionnaires.
C’est difficile pour nous de ne pas projeter, de ne pas penser à leur place. Comment s’accompagner mutuellement (moniteurs et pensionnaires), avancer ensemble, tout en gardant notre “blouse” ?
On a tendance à les déresponsabiliser, notamment concernant les enjeux de
politisation. On utilise beaucoup l’adjectif “petit” lorsqu’on parle des espaces des pensionnaires.
Néanmoins ils étaient plutôt en accord avec le projet. Ils avaient confiance dans leurs moniteurs pour le projet de reprise.
À quel endroit peut-on les entendre ? Malgré l’organisation d’Agora, on est passé un peu à côté de la plaque pour leur donner la parole et accueillir leurs propos.
Nous étions aussi pris dans une sorte de crainte d’instrumentalisation, avec à la fois un risque de décompensation, et un manque d’infos à leur communiquer.
Il aurait fallu se mettre en résistance ensemble, pour que le changement touche
ensuite d’autres institutions (cf TRUC et fermeture des clubs thérapeutiques).

“Ça résonne loin”. Cela touche aussi leurs proches. Les familles ont suivi de près, certaines ont été très aidantes, soutenantes (y-compris financièrement). Quelle place donner aux familles ? Est-ce qu’on reste en dette vis à vis des familles qui ont pris des parts ?
Il y a eu des tentatives de mise en lien avec des associations d’usagers : les Croix
Marine (qui ont pris des parts dans la SCIC), l’UDAF (qui n’a pas donné suite).

Et après ?

Ce sont les adhérents extérieurs qui ont insisté pour maintenir l’association.
Cette association a permis la création d’un collectif hétérogène. Qu’est-ce qu’on en fait maintenant ?
S’il s’agit de réactualiser la psychothérapie institutionnelle, qu’est-ce qu’on a voulu et qu’est-ce qu’on veut défendre ?
Il nous faut aussi traiter à la fois l’angoisse de la vente, et de l’association qui existe toujours.
Est-il possible et sommes-nous en capacité de passer d’une logique de groupe à une logique de collectif ?

C’est le moment de répondre au Pourquoi, de définir les valeurs qu’on défend.

Pistes pour un socle de valeurs

Dimension politique
  • LE politique
    • décider ensemble
    • désir commun de réforme, de changement
    • tendre vers
  • objectif supérieur commun, intérêt supérieur
  • émancipation (par la SCIC) :
    • dépasser notre condition de salarié.e
    • émulation, coopération (1 personne = 1 voix)
    • prolongement naturel de la PI
    • horizontalité (tendre vers)
  • autre chose que les “gros mots” à la mode : bienveillance, bien-être, etc.
  • sentiment de précurseur, d’inspirateur d’un mouvement (qui va au-delà de La Chesnaie)
    • responsabilité, engagement
    • projet de SCIC = rêver dans une autre dimension / ampleur / échelle
Dimension individuelle / groupe
  • considération / reconnaissance (analogie avec les sports collectifs)
    • pour les pensionnaires et des pensionnaires
    • de notre manière de travailler
  • émulation, coopération
  • réactualiser le concept d’ambiance (cf St Alban 2023) :
    • ne pas confondre avec la “bonne ambiance”
    • créer une ambiance de travail, de mise au travail
  • travailler la conflictualité
    • arriver à « ne pas s’en laisser passer une » (Ginette Michaux) ⇒ pour abaisser le gradient de hiérarchie statutaire
    • à différencier de la violence, de l’agressivité : être en désaccord, s’ajuster, mettre du mouvement et permettre de “dégonfler l’imaginaire”
    • savoir rester dans une forme d’objectivité, ne pas basculer immédiatement dans l’affect qui empêche de discuter de façon constructive : “le conflit ne m’attaque pas moi en tant qu’individu”
    • le conflit est “matière” à penser les mouvements collectifs, les positions/places de chacun
    • créer du lieu où c’est normal de dire à un collègue qu’on n’est pas content (ou qu’on l’est !)
    • créer un espace d’échanges suffisamment secure pour pouvoir porter la responsabilité de défendre une idée du soin, au delà des questions d’ego
  • réflexivité / praxéologie : au moins à l’échelle du noyau des Ami.e.s, on a cette capacité à essayer de penser notre action, notre démarche, nos objectifs, et on le fait malgré la difficulté inhérente à l’exercice
Dimension Psychothérapie Institutionnelle
  • accueil, rencontre (soignant-soigné, soignant-soignant, soigné-soigné)
  • prendre et se donner le temps
  • fonction co-soignante au sens large
  • valeurs humanistes (attention aux gros mots…)
  • travail sur la vie quotidienne, faire ensemble, être ensemble
  • place de la clinique dans la cité, lien avec les partenaires
  • penser la question de la transmission :
    • formation, échanges (allers-retours)
    • nourrir l’espace collectif
  • lieu de vie
    • pour les professionnels
    • pour les pensionnaires
  • faire confiance à ce qui est mis en mouvement, rester attentif (veiller) à ce que ça circule toujours.
  • de la place pour le désir, pour la liberté d’être, pour la créativité
    • oser rêver ensemble (est-ce que les Ami.e.s peuvent porter ce désir ? est-ce que ça fait encore rêver ?)
    • parcourir, cultiver un champ des possibles (sait-on les définir ?)
    • penser l’articulation logique de groupe vs logique de collectif
    • comment on continue quand on s’est heurté au mur ? (1 personne, Jean-Louis Place, contre des milliers de sympathisants)
  • renouveler, réactualiser notre boîte à outils pratiques et théoriques
    • travailler la double aliénation (consanguinité paradigmatique)
      • comment s’attaquer à l’aliénation sociale dans le monde
        d’aujourd’hui ?

Commençons peut-être par faire confiance à ce qui s’est mis en mouvement ?