Le collectif soignant d'une clinique psychiatrique humaniste souhaite devenir une Société Coopérative (SCIC)

La reprise de la Chesnaie au péril des promesses du passé

En octobre dernier, Amélia Brechet proposait une lecture sociologique de l’aventure de la SCIC dans un article publié sur le blog de Mediapart, dont nous proposons ici une version écourtée.

Vous pouvez lire l’article intégral sur le blog de Mediapart, ainsi qu’un entretien avec Jean-Michel Valtat, psychiatre et psychanalyste, également sur le blog de Mediapart.


Au printemps dernier, le directeur et propriétaire de la clinique de la Chesnaie, Jean-Louis Place, annonçait à ses salariés son départ à la retraite et la vente du lieu en passant par une banque d’affaire parisienne qui étudierait les candidatures à l’appel d’offre. La Chesnaie étant l’un des derniers refuges de la psychothérapie institutionnelle en France, les salarié.e.s ont décidé de défendre l’originalité et l’autonomie de leur outil de travail en créant une SCIC (Société Coopérative d’Intéret Collectif). Une reprise collective, donc, à laquelle 80 % des salarié.e.s et
trois médecins psychiatres ont adhéré. Le 1er septembre dernier, Jean-Louis Place annonça pourtant son entrée en « discussion exclusive avec la fondation l’Élan Retrouvé ». Douche froide pour les salarié.e.s et les médecins mobilisés. Autopsie des fondements de leurs inquiétudes et de leur persistance dans la lutte pour la reprise en SCIC…

La clinique psychiatrique de la Chesnaie, l’état d’un héritage

L’après-guerre voit naître le mouvement de la psychothérapie institutionnelle dont la clinique de la Chesnaie, à Chailles, près de Blois, fait partie. Depuis 1956, ce château accueille la folie et la mélancolie selon des principes thérapeutiques en rupture radicale avec la psychiatrie asilaire. Et bien que François Tosquelles, médecin psychiatre de Saint-Alban1 , insiste sur l’idée qu’on ne peut définir la psychothérapie institutionnelle que par la persistance du mouvement et qu’il y aurait autant de psychothérapies institutionnelles que de lieux qui s’affairent à en créer l’expérience et à en réfléchir les effets… Certains grands principes éthiques, ontologiques et thérapeutiques la fondent : partir du principe que pour prétendre soigner, l’institution doit se soigner elle-même et continuellement. Mettre en partage le récit clinique entre les jardiniers, les infirmiers, les psychologues et les médecins : faire confiance à la multiplicité des transferts comme autant de potentiel soignant et créer des conditions favorables à l’émergence d’une parole. Rester lié à la vie de la cité. Rester lié à la vie et au désirant. Activer les liens entre le dehors et le dedans. (Re)donner une responsabilité au patient dans son parcours de soin et dans la vie quotidienne de l’institution. S’efforcer de créer des patients et des soignants qui ne se prennent pas trop pour leur statut.

A la Chesnaie, pas de blouse blanche, pas d’enfermement ni d’ennui forcé.
Les soignants, à l’exception des médecins psychiatres, sont tous des moniteurs ou des monitrices, indépendamment de leurs diplômes d’origine. Plusieurs fois par an, ils sont amenés à changer de poste pouvant devenir successivement responsables de la cuisine, d’un secteur de chambres, du secrétariat, du Club, du restaurant etc. Moniteurs, monitrices et patient.e.s travaillent de concert pour assurer le bon fonctionnement de leur institution et de leur vie quotidienne, avec une attention particulière pour soigner l’ambiance des lieux, ce qu’Oury appellera les entours. Soignants et soignés sont en charge de tous les repas distribués, de l’entretien du parc, des locaux, du ménage, de la vie du Club et du restaurant associatif du Train vert. Cette mise au travail collective participe d’une thérapeutique et d’une éthique humanisantes.

Un héritage vivant mais vulnérable

Au printemps dernier, l’annonce du départ en retraite de Jean-Louis Place et son désir de revendre en passant par la banque d’affaires BAUME Finance avive une forte inquiétude chez les salarié.e.s. et chez les « extérieurs », c’est-à-dire chez les personnes qui ne vivent ni ne travaillent à la Chesnaie mais qui se sentent concernés par le destin d’une institution qui représente plus qu’elle-même : c’est un monde de l’accueil, du soin et du langage menacé par les obsessions gestionnaires, économiques et médicales qu’il s’agit de défendre. Les promesses du passé énoncées dans l’après-guerre, ces sursauts révolutionnaires qui ont eu l’audace de refonder le soin, le traitement social et médical de la folie… Un moniteur affirmait en septembre dernier : « La plupart des gens de l’extérieur comprennent que la reprise de la Chesnaie c’est un sujet politique mais ça résonne moins facilement en interne, chez les salariés. »

Le soir de l’annonce de Jean-Louis Place en réunion de soignants, une dizaine de moniteurs et monitrices se sont réuni.e.s aux wagons pour parler de la situation. Chez les plus anciens, un vif sentiment de trahison, chez tous et toutes, la peur de perdre la main sur leur outil de travail, et de voir s’étioler sens, désir et inventivité.

Jean-Louis Place a annoncé qu’il voulait boucler la vente pour la fin de l’année 2022, ce qui laissait peu de temps à ses salarié.e.s pour réagir et s’organiser.

En 2012, il avait modifié les statuts de l’entreprise qui porte l’activité hospitalière de la Chesnaie en Société Anonyme à but lucratif. Il s’agit d’une société qui réunit non pas des associés mais des actionnaires qui, en cette qualité, ont la possibilité de toucher des dividendes. La rémunération du médecin psychiatre et directeur n’est pas rendue publique et même si d’aucun ont réalisé des calculs qui permettaient d’en donner une estimation, on m’a demandé de ne pas la divulguer dans un souci de vérité et de non-diffamation. Il n’empêche que Jean-Louis Place est un capitaliste qui négocie moralement entre une délégation de service public et un désir d’enrichissement personnel.

Rapidement, une association a été créée pour défendre l’idée d’une reprise collective de la clinique : c’était la naissance des Ami.e.s de la Chesnaie. Après des semaines de réunion, d’élaboration collective et de formation juridique, une SCIC est née le 5 septembre 2022. 80% des salarié.e.s et trois médecins psychiatres en activité à la Chesnaie sont devenus coopérateurs de cette Société Coopérative d’Intérêt Collectif. C’est sans compter les souscriptions, les promesses de sociétariat et les soutiens venant des « extérieurs ». Le 1er septembre, quatre jours avant l’Assemblée Générale de création de la SCIC, Jean-Louis Place, envoyait une lettre à tous ses salariés et confrères pour leur annoncer, entre autres choses, sa décision d’entrer en « discussion exclusive avec la fondation l’Élan Retrouvé », fondation parisienne qui regroupe de nombreux établissement de soins psychiatriques et d’addictologie.

Généalogie d’une crispation avec la direction et… entre salarié.e.s

Douche froide, évidemment, pour les créateurs de la SCIC : leur dossier ne sera pas étudié par leur directeur.

Dans le courrier que Jean-Louis Place adresse à la Chesnaie, il affirme qu’« une association, même par l’intermédiaire d’une SCOP, est de conception fragile. » Était-ce une maladresse ? Selon un moniteur très engagé pour la reprise en SCIC et non en SCOP « Rien n’indique qu’il a lu notre dossier. »
Bastien Poignant, l’un des médecins psychiatres en exercice nous confie en ce début d’octobre que l’atmosphère dans l’équipe soignante chesnéenne s’est gâtée : « Ça a créé du clivage, les gens sont éprouvés intérieurement. (…) On a trop la tête dedans et on ne pourra savoir que plus tard ce qui s’est joué et pourquoi. » Quand j’évoque les 80 salariés coopérateurs, Bastien de nous livrer : « Il y en a beaucoup qui étaient en faveur de la SCIC, mais être en faveur de et s’opposer à, c’est pas la même chose.. Tout le monde était d’accord mais quand il a fallu s’opposer à, c’est là qu’on a perdu pas mal de gens. »

Il ne s’agit donc pas pour moi de dresser un portrait à charge contre Jean-Louis Place, qui, dans une lecture matérialiste, ne fait que défendre ses intérêts de classe en ménageant certains idéaux. Il s’agit pour moi de dire ce que ses salarié.e.s ne peuvent pas (se) dire : leur patron défend (aussi) les intérêts de la classe possédante pour laquelle il serait suicidaire d’encourager la mise en question de la hiérarchie et de la propriété privée lucrative. De même, son logiciel idéologique pousse à se sentir absolument légitime de s’enrichir puisqu’il s’obsède autour du concept de mérite et du droit inaliénable à la propriété privée. Cette idéologie, hégémonique depuis les années 80, a fait disparaître les mots qui permettaient de la voir et de la penser en tant qu’idéologie visant un ordre social et politique particulier. Elle s’est « naturalisée » et a colonisé les imaginaires.

C’est donc aussi pour « ça » que Jean-Louis Place ne semble pas avoir honte de sa démarche et qu’il se sent sincèrement agressé par la résistance de ses salarié.e.s. comme si elle représentait une attaque personnelle. C’est aussi pour « ça » que ses salarié.e.s peinent à assumer une conflictualité : ils sont attachés à la personne de Jean-Louis Place qu’ils ne peuvent pas envisager par sa classe sociale ni par le sens politique de sa posture. Enfin, ils ne veulent pas lui être déloyaux tant qu’ils admettent la sincérité de ses intentions protectrices.

Pourtant, selon une lecture matérialiste, réductrice mais opérante, Jean-Louis Place parle et agit (aussi) depuis sa dominance sociale (il défend ses intérêts de classe et se sent légitime de le faire). Les salarié.e.s parlent et agissent depuis leur domination sociale (ils défendent leurs intérêts de classe et se sentent très vite illégitimes par manque de politisation). Et parce que le pouvoir symbolique est déterminé par les dominants, les réactions défensives exercées par la classe bourgeoise sont vécues comme légitimes alors que les réactions défensives exercées par les salarié.e.s sont vécues comme agressives et illégitimes.

… un formidable élan avorté ?

La division des soignants, l’entêtement de Jean-Louis Place, l’appétit de l’Elan Retrouvé… autant d’éléments qui pèsent sur le moral des « résistant.e.s » et sur leur espoir de voir la SCIC reprendre le fonctionnement de la Chesnaie.

La semaine dernière, cinq médecins psychiatres ont signé un courrier adressé à Jean-Louis Place.
« On a écrit un courrier au directeur. Au-delà de la tambouille interne, l’idée c’était de lui dire… lui son discours c’est qu’on n’est pas assez solides, qu’il n’y a pas assez de garanties. Et c’est vrai qu’on est moins solides que l’Élan Retrouvé. Mais l’idée c’était de lui raconter ce qui s’est passé ces derniers mois : on a éprouvé ce qu’était un collectif qui se réunit et qui réfléchit, on a éprouvé les bases de la PI en étant réflexifs puisque la question institutionnelle fondamentale c’est “Qu’est-ce qu’on fout là tous ensemble ? Qu’est-ce qu’on est en train de faire, patients et soignants ?” Le courrier récapitule le dossier technique mais surtout, on lui explique que ça a mobilisé un désir collectif soignant avec des gens qui sont prêts à vraiment à se mettre au travail sur la question de ce qu’on fout là, de ce qu’on fait… ça c’était très stimulant et enthousiasmant. Ben voilà, on ne comprend pas pourquoi vous faites un pied de nez à ce désir-là qui a réussi à mobiliser beaucoup de choses en peu de temps. » Et le même Bastien Poignant de résumer ce que représente la SCIC pour lui : « Ce qu’on était en train de faire et d’imaginer c’était expérimental comme aux débuts de la psychothérapie institutionnelle. En fait, c’est qu’il y avait l’ambition d’écrire une nouvelle page de ce mouvement, de remettre des conceptions politiques et militantes dans l’outil de travail. (…) C’est l’organisation qui fait la technique de soin. »

De l’avis de ce médecin psychiatre, une nouvelle page de l’histoire de la psychiatrie était en train de s’écrire. Une page de la psychothérapie institutionnelle qui, en plus de réfléchir l’institution mettait l’outil juridique de la SCIC au diapason de ses principes thérapeutiques. Une brèche salvatrice dans l’uniformisation généralisée des soins et dans les pressions gestionnaires. Une démonstration par l’absurde au dépérissement du service public de santé qui est géré et dépecé par d’anciens élèves d’HEC. Un peu d’espoir. Un lieu refuge. Voilà ce qui a mobilisé si fort et si passionnément les Amis de la Chesnaie.

L’Élan Retrouvé, une fausse bonne idée pour tout sauver ?

L’Élan Retrouvé, ce n’est pas CLINEA, la branche « psychiatrie » d’ORPEA dont on ne fait plus la réputation. L’Élan Retrouvé, c’est une fondation issue d’une petite association créée dans les années 50 qui n’a pas tourné le dos à la psychanalyse ni à la psychothérapie institutionnelle. C’est une fondation à but non lucratif, contrairement à la SA de l’actuelle clinique de la Chesnaie… Bref, Jean-Louis Place n’a pas choisi les pires, loin de là.

L’Élan Retrouvé, c’est aujourd’hui 632 salarié.e.s réparti.e.s sur 33 établissements dans cinq départements… D’où vient l’inquiétude des salarié.e.s investi.e.s dans les Ami.e.s de la Chesnaie ?

D’abord, la fondation avait contacté ce qui deviendrait la SCIC en mai dernier, pris des informations, rencontré les professionnels, dans l’intention déclarée de soutenir ou de coopérer. Six mois plus tard, on apprend qu’ils sont en discussion « exclusive » avecJean-Louis Place. Bastien Poignant, le médecin psychiatre interrogé, ne comprend tout simplement pas la démarche de l’Elan Retrouvé et la juge contradictoire : « Je suis étonnée de leur appétit, de cette forme de prédation. C’est une fondation humaniste… moi quand je vois une institution telle que la Chesnaie avec autant d’héritage, que t’as un groupe de soignants et de médecins qui veulent reprendre l’affaire, qui présentent un truc sérieux et qu’on leur met des bâtons dans les roues, j’ai du mal à comprendre. »

L’inquiétude des pensionnaires a, quant à elle, continué de se formuler. Les moniteurs qui avaient participé au B.E.2 ce jour-là, ont remonté plusieurs de leurs questions. « Y’a deux choses qui sont ressorties » nous dit une monitrice. Alors que les pensionnaires avaient demandé pourquoi les salarié.e.s ne parlaient pas directement à Jean-Louis Place et que Jean, un moniteur engagé dans la SCIC « essayait d’arrondir les angles », c’est eux (les pensionnaires ) qui ont balancé « Ben il refuse de vous parler, quoi. » Puis une inquiétude de se formuler : « Est-ce que les rats quittent le navire si c’est l’Élan Retrouvé qui l’emporte ? »

Autrement dit, est-ce que les moniteurs et monitrices actuel.le.s démissionneront ? Parce que « eux, (les pensionnaires), ils nous font confiance. (…) Y’a même un petit groupe de pensionnaires qui veut faire une asso ! Très spontanément, à l’AG, des pensionnaires ont demandé si ça aiderait de créer une asso. Et on leur a dit qu’il n’y avait rien de mieux que de créer une asso pour être représenté.e.s (en tant que soigné.e.s) dans la SCIC. » Cette inclusion des pensionnaires et de leurs
familles dans le fonctionnement de la Chesnaie serait rendue possible et désirable par la SCIC…

Ça n’est pas seulement la possibilité d’acquiescer spontanément à un désir d’association des patients qui sera rendue plus compliquée et laborieuse une fois absorbée par la fondation parisienne. Selon un moniteur, « Ils ont la maladie des bons élèves. Il n’y a aucune traduction3 avec l’ARS puisque l’ARS siège dans leur Conseil d’Administration. Ils sont aux ordres. » Ce même moniteur s’est entretenu avec un médecin cadre d’un établissement géré par l’Élan qui lui aurait confié que son travail administratif, depuis l’arrivée de la fondation, était devenu tel qu’il devait mobiliser l’intégralité de son temps plein sur un mois entier, une fois par an, pour raccrocher les wagons. « L’Élan Retrouvé ils sont rigoristes au possible. On passera notre temps à faire des transmissions et à tout tracer. » Un autre moniteur de commenter : « La bureaucratie, ça tue le soin et ça tue le cerveau. Et ça c’est un vrai risque avec l’Élan Retrouvé. »

Roland Gori analysait le règne de l’évaluation et du traçage dans sa fonction politique de gouvernement silencieux : « Aujourd’hui, le pouvoir pilote par les chiffres et l’évaluation quantitative et formelle devient la nouvelle manière de donner les ordres.(…) Les nouvelles censures sociales portent moins sur le contenu des discours que sur les conditions de leur production, sur les procédures formelles qui les autorisent ou les rejettent. »4

Au risque des promesses du passé…

Lors d’une réunion de la SCIC en septembre, j’ai découvert que la présidente de l’Ecole Expérimentale de Bonneuil, exerçant par ailleurs en tant que psychanalyste et essayiste, Catherine Vanier soutenait la SCIC au point d’avoir intégré son « conseil de veillance. » J’apprendrai par la suite que Bonneuil5 , en tant que personne morale avait également pris part à la SCIC. J’ai réussi à m’entretenir avec Catherine Vannier au téléphone. C’est elle qui m’a appris que Bonneuil avait été confrontée à ce dilemme il y a quelques années : l’Élan Retrouvé avait proposé de racheter l’établissement. Après de longues discussions, Bonneuil a finalement décidé qu’elle ne risquerait pas son indépendance :

« Les problèmes des grandes structures, c’est qu’on peut toujours craindre les changements d’orientation. L’Élan Retrouvé c’est formidable maintenant mais tout peut arriver. C’est immense. On dépend de son Conseil d’Administration et les salariés n’y seront pour rien dans qui sera élu. (…) La simplicité pour Bonneuil aurait été de rejoindre un grand groupe. Mais être restés autonomes, ça nous permet de rester nous-mêmes. Et pour la Chesnaie comme pour Bonneuil, être soi-même c’est important. (…) L’ARS ne vous embêtera jamais avec l’Élan Retrouvé. Nous, à Bonneuil, on se coltine une inspection tous les six mois. Parce qu’ils sont pas sûrs, ils veulent voir comment on travaille…. Imaginez que des personnes qui détestent la psychanalyse prennent le pouvoir à l’Élan Retrouvé dans cinq ans. Ils sont libres de demander ce qu’ils veulent une fois qu’ils sont les patrons. Donc oui, on est protégé mais on risque de perdre son âme… »

Précarité du projet institutionnel dans le temps, rester soi-même ou perdre son âme… En 1975, Maud Mannoni était prête à fermer Bonneuil plutôt que de pervertir sa politique du soin :

« Jusqu’où peut-on aller dans une compromission avec les contraintes administratives sans pour autant risquer de perdre les raisons d’être d’un travail qui ne prend sens qu’à se soutenir d’un désir de création et de mise en question continue de soi ? » 6

J’ai demandé à un psychologue intervenant régulièrement en tant que clinicien à l’ENS de Lyon de me dire ce qu’il pensait de la méfiance des salarié.e.s de la Chesnaie vis-à-vis de l’Elan Retrouvé. Réticent à prendre position sur ce sujet qu’il juge sociologique, il refuse que son nom soit cité. Mais voici sa contribution écrite : « Je peux tout juste dire que dans la mythologie de la psychothérapie institutionnelle il y a toujours eu une méfiance vis-à-vis des tutelles ou des associations gestionnaires, puisque par définition la psychothérapie institutionnelle est l’objet de ceux qui en bénéficient et qui la font. Par ailleurs je pense que les professionnels qui travaillent dans des dispositifs de psychothérapie (institutionnelle) sont souvent militants et engagés, ce qui ne colle pas avec la logique politico-administrative en général, et en particulier dans une période où les petites structures ont du mal à exister (l’inflation réglementaire pousse à des économies d’échelle : si tu as besoin d’avoir un “responsable qualité” qui vérifie que la nourriture de la cuisine centrale arrive à 63 degrés et non à 61, une structure de 20 salariés aura plus de mal à lui payer son salaire qu’une structure de 200). Par ailleurs la division du travail croissante fait que les directeurs et administratifs ne connaissent pas le soin et réciproquement.
Mais actuellement toutes les petites associations du sanitaire et médico-social sont confrontées à la question de l’absorption par une plus grande (certains y voient la mort de leur structure et d’autres la possibilité de la faire survivre), ce qui est souvent l’occasion de “renégocier” les conditions d’emploi, pas au bénéfice des salariés le plus souvent. »7

Cela nous ouvre sur la question des ressources humaines. À la Chesnaie, pas de RH. Les recrutements de stagiaires et de moniteurs, leurs postes et les emplois du temps se font au sein de deux commissions de salarié.e.s.8

L’Élan Retrouvé a un service de Ressources Humaines centralisé à Paris et les recrutements, les postes assignés ainsi que les formations du personnel passeront nécessairement par ce pole extérieur et hiérarchique. Comment, alors, garantir la polyvalence effective des moniteurs et monitrices ?

Préserver sa précieuse originalité…

Cette question d’autonomie est aussi une question d’identité pour la Chesnaie. Bastien Poignant explique ainsi sa réticence à l’égard de l’Élan Retrouvé : « (On a ) le désir de continuer à faire du soin de manière indépendante, artisanale et qu’on ne soit pas soumis à une superstructure et à son super discours qui viendrait recouvrir tout un tas de signifiants chesnéens. On (a) peur d’une nouvelle langue qui serait trop homogène. »

De même, il existe une tentative conjointe pour la PI et l’école de Bonneuil de mettre des bâtons dans les roues à l’aliénation sociale, en créant des lieux suffisamment « parlants » et réflexifs. Aujourd’hui, les pensionnaires de la Chesnaie peuvent interpeller l’institution dans la multitude d’interactions qu’ils ont chaque jour avec de multiples soignants qui ont une prise et une pensée sur l’organisation et la pensée du soin. Ils peuvent également interpeller l’institution à l’occasion des réunions paritaires et insuffler de l’instituant. Récemment, ils ont sollicité plusieurs fois l’organisation d’ « agoras » afin de discuter des bouleversements en cours. Si l’institution n’est plus vraiment tenue par ceux qui la vivent, comment, au jour le jour, soignants et soignés pourront-il questionner, dialoguer, modifier, désaliéner, instituer l’institution ? Comment interpeller quelque chose d’aussi abstrait qu’un siège social, Paris, des formulaires, ou encore des adresses mails de RH ? Comment continuer de soigner l’ambiance si chère à Oury ? Comment déjouer l’aliénation des statuts, fonctions, attributions, compétences ?

Plaider pour le réveil des lucioles !

Des travailleurs qui n’auront plus la main sur l’organisation de leur travail et donc sur le fonctionnement, la pensée et la réflexivité institutionnels, des patients qui auront moins la main sur leur parcours de soin et leur vie quotidienne, protocoles, homogénéisation du langage, traçages, lissage, perte du sens, de l’ambiance et du désir d’être « en travail », endormissement, habituation…
La SCIC des Ami.e.s de la Chesnaie, c’est elle le « dernier rempart » à cette défaite, à cette abdication. Mais, plus qu’un rempart, la SCIC c’est la proposition d’une refondation de la psychothérapie institutionnelle en alignant les principe de transversalité et d’horizontalité du soin avec son modèle juridique. C’est l’occasion de créer l’aventure historique d’un nouveau type d’organisation pour le secteur du soin, coopératif, moins hiérarchique, sans recherche de profit, autonome, à l’échelle locale et profondément ancrée dans son territoire…

Alors Jean-Louis Place écoutera-t-il la parole de ce collectif désirant, le monde qu’il porte et défend, étudiera-t-il son dossier, prendra-t-il le recul de la pensée nécessaire pour ne pas compromettre l’héritage de la Chesnaie ? L’Elan Retrouvé, lui, cèdera-t-il la place à la SCIC en tant que repreneur légitime de la clinique ?

La SCIC des Ami.e.s de la Chesnaie persiste. Mardi 18 octobre, une dizaine de moniteurs et monitrices se sont déplacés à Paris au siège de l’Elan Retrouvé pour manifester leur incompréhension et leur intention de tenir tête à la stratégie de développement de la fondation.

Et ils ne défendent pas qu’eux-mêmes. Leur lutte c’est aussi ouvrir un horizon commun. La possibilité pour les travailleurs de se munir d’un outil d’organisation coopératif et autogestionnaire. La possibilité pour les travailleurs d’insuffler du sens, de l’intelligence et du désir dans son métier. Mais aussi la possibilité de créer un lieu de soin avec et pour les gens qui l’habitent ou le traversent. De souffler sur les braises mourantes d’un désir d’humanité.

Parce que le père de Laborde de nous rappeler cette urgence depuis sa tombe : « Il y a quelque chose à sauver de la psychiatrie comme il y a quelque chose à sauver de la physique, des mathématiques ou de la poésie. Devant la marée montante de toutes sortes d’obscurantisme, il est nécessaire d’arrimer quelques balises. »9 .

Amélia Bréchet
22 octobre 2022


1. l’un des lieux fondateurs de ce qui nourrit encore aujourd’hui la pensée et la pratique clinique de la Chesnaie et de Laborde entre autres

2. la réunion hebdomadaire et paritaire entre soignants et soignés autour de la vie du Club

3. le secrétariat qualité, à la Chesnaie, est géré, comme la quasi-totalité des postes de la clinique, par des moniteur et monitrice tournants sur des périodes de plusieurs mois. Cela permet en effet de traduire ce qui se passe à la Chesnaie dans le langage protocolaire demandé par l’ARS et d’impacter un peu moins le fonctionnement quotidien de la clinique, la mise en place des projets divers et variés etc.

4. R. Gori, op. cit., 2010 ; Alain Abelhauser, Roland Gori, MarieJean Sauret, La Folie évaluation, Paris, Mille et une nuits, 2011.

5. fondée en 1969 par la psychanalyste Maud Mannoni et par Pascal Lefort, c’est un lieu d’accueil et de soin pour enfants et adolescents psychotiques et autistes

6. Maud Mannoni dans Bonneuil, seize ans après. 1985, L’espace analytique, Denoël.

7. Mail du 6 octobre 2022

8. La Commission Embauche (CE) : Ce n’est pas une personne qui préside à l’embauche, mais un groupe de 6 collègues élus qui assurent cette fonction, en concertation avec le Médecin-Directeur. (…) (…) La Commission Emploi du temps (CEDT) : composée de 6 membres élus, elle a pour mission d’organiser le temps de travail en fonction des nécessités qu’imposent les soins et le droit du travail. Elle coordonne une grille générale de présences et de congés. Elle décide de la répartition des fonctions. Elle organise le changement de fonction tous les quatre mois. Elle est instance de consultation et de conciliation.. https://chesnaie.com/node/8

9. Jean Oury, Le collectif : le séminaire de Sainte-Anne. 1985